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Sous le choc, Ashe se leva lentement. Il repoussa son capuchon d’un geste plein de colère puis se rendit de l’autre côté de la chambre afin de réunir ses biens. Rhapsody regardait avec chagrin ses muscles bandés modeler son corps sous son manteau de brume, et elle savait qu’il menait un dur combat pour ne pas se précipiter vers la chambre de Jo et la tirer de son lit. Au moins avait-il conservé suffisamment de bon sens pour savoir que cela eût probablement déclenché une attaque démoniaque imparable.

« Nous devons nous lancer sur-le-champ à la recherche du Rakshas, déclara Rhapsody. Nous avions prévu de quitter le Chaudron le premier jour de l’hiver, mais le temps presse. »

Ce fut posément et avec pragmatisme qu’il demanda, sans laisser voir son visage : « Es-tu consciente qu’il a pu l’asservir ? Qu’elle est peut-être soumise aux volontés du F’dor ? »

Rhapsody ne trouva rien à répondre.

Ashe referma la main sur son menton ; sa prise était douce, mais elle le sentait trembler.

« Tu le sais, n’est-ce pas ? Il est désormais impossible de lui faire confiance, en quelque domaine que ce soit. Si le contact a été très bref, l’asservissement est temporaire, comme lorsque des soldats attaquent leur propre village puis oublient leurs agissements. Mais l’influence est à l’occasion plus profonde, il n’est pas à exclure qu’elle nous espionne.

— Je sais. »

La prise sur son menton s’affermit et il releva son visage pour que ses yeux se rivent aux siens sous le manteau de brume.

« Elle peut lui être assujettie, Rhapsody. Il a pu accéder à son âme, la posséder. »

Sa mâchoire était serrée mais ce fut sans ciller qu’il soutint son regard.

« C’est improbable, cependant… Pour prendre totalement au piège une âme immortelle le F’dor a besoin d’un contact sanguin, qu’il soit librement consenti ou obtenu par la force. A-t-elle dit s’il avait pris de son sang ? »

Le visage de Rhapsody devint livide. Ashe le caressa avec tendresse.

« Non, j’en doute, répondit-elle après mûres réflexions. Elle dit que l’acte a été violent, mais elle n’a pas parlé de blessure.

— Était-elle vierge ?

— Oui. »

Rhapsody se sentait comme engourdie. Ashe la lâcha pour boucler le ceinturon de Kirsdarke.

« Tu devrais te préparer au pire, Aria. Si elle est liée à ce démon…

— Si elle est liée à lui, j’obtiendrai sa libération en même temps que la tienne en tuant le Rakshas. Nous partirons avant l’aube, sans l’informer de nos intentions. Je chargerai des gardes de la surveiller jusqu’à notre retour. Je ne renoncerai pas, j’assurerai son salut quel que soit le prix à payer ! Elle est ma sœur, Ashe. C’est à moi qu’elle était liée, avant sa rencontre avec le Rakshas. J’ai plus de droits sur son âme que le F’dor, par tous les dieux ! »

Ashe la retint par le bras. « Ne va pas te sacrifier pour elle. Ça n’en vaut pas la peine. »

Rhapsody se dégagea avec colère. « Comment oses-tu tenir de tels propos ? Qui es-tu pour porter pareil jugement ? Ma mort se justifierait-elle si c’était toi que je voulais sauver ? »

Sa voix contenait tant de venin qu’il en resta paralysé. Sans seulement voir son visage, elle sut à quel point ses paroles l’avaient blessé.

« Je regrette, murmura-t-elle. Je regrette vraiment. »

Il se pencha pour lacer ses bottes. « La réponse à ta question est non. Rien ne vaut un si grand sacrifice. Ce que je voulais dire, c’est que donner ta vie ne changera rien à son destin.

— Je ne mourrai pas, pas plus pour Jo que pour toi. »

Vint ensuite un silence qui s’éternisa, et qu’il décida finalement de rompre.

« Je dois partir immédiatement, avant que le Rakshas n’apprenne où je suis.

— C’est en effet préférable », approuva-t-elle en hochant la tête d’un air apathique.

Il se détourna et Rhapsody le regarda passer la main dans ses mèches rebelles, pour tenter en vain de se détendre. Il acheva de se vêtir en silence, sans retirer son manteau de brume, et ses muscles noués révélaient sa colère.

Rhapsody ramena ses jambes contre sa poitrine et referma ses bras autour de ses genoux pour s’isoler du désespoir qui l’avait envahie pendant qu’elle assistait à ses préparatifs. Tout en sachant cet instant proche, elle avait imaginé qu’il s’en irait plus tard et bien moins brusquement. Elle retint des larmes en le voyant suspendre son paquetage sur son épaule et venir vers le lit, pour s’accroupir près d’elle.

« Combien de temps devrait durer cette chasse, selon toi ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Tout dépend de la distance à laquelle il se trouve. J’irai voir Achmed pour lui demander de passer à l’action dès que tu seras parti. Nous quitterons le Chaudron pas plus tard que demain.

— Fais en sorte que Jo n’en sache rien.

— Évidemment. Elle a néanmoins été informée de nos intentions, et si elle a pu joindre nos adversaires ils seront sur leurs gardes. »

Elle reconnut le reniflement qui accompagnait ses rictus ironiques.

« L’important, c’est de les retrouver. »

Rhapsody le prit par le cou. « Je t’en prie, sois prudent. »

Il la serra contre lui, pour se remémorer cet instant en des temps plus difficiles.

« Sois-le plus encore que moi, Aria. C’est toi qui vas te battre contre le Rakshas. Je n’avais pas conscience de le redouter à ce point, jusqu’à présent. »

Elle tapota son épaule pour le rassurer.

« Tout se passera bien. Pour nous tous. J’ai failli l’éliminer à moi seule. Si Grunthor et Achmed sont à mes côtés, et que nous bénéficions de l’effet de surprise, nous viendrons à bout de cette menace.

— Quand tu l’as affronté, tu étais sur un sol consacré et c’était la nuit la plus sainte de l’année. Ne le sous-estime pas, Aria ; seuls les dieux savent quels pouvoirs démoniaques il a à sa disposition.

— Je ne traite pas cette menace à la légère, mais tu ne dois pas non plus nous sous-estimer. Nous savons ce que nous faisons. J’ai seulement besoin que tu me promettes de rester loin du danger Nous tuerons cette maudite chose puis nous reconstituerons ton âme et le F’dor n’aura plus aucune prise sur toi. Te convoquer comme je l’ai fait manquait sans doute de sagesse, car j’ai chargé le vent de charrier ton nom de toutes parts. Comment te joindrai-je pour t’informer que tout est terminé ? »

Il revint sur ses pas pour prendre son visage entre ses mains, avec cette fois beaucoup de tendresse, les yeux brillant sous son capuchon. « Tu ne pourras pas me contacter. Si tu réussis à me trouver, le F’dor aura la possibilité d’en faire autant et ça scellera ma perte. Je reviendrai dans un mois… Penses-tu que tout sera terminé d’ici-là ?

— Seigneurs, je l’espère bien ! Où comptes-tu aller ?

— Je n’en sais encore rien. Le littoral, peut-être ? Ne t’inquiète pas pour moi. Songe seulement à ta propre sécurité. Abandonne mon fragment d’âme, si besoin est… Il sera sans valeur, s’il t’arrive quoi que ce soit.

— Je ne risque rien. Tout se passera bien.

— Je prierai à chaque instant de chaque jour jusqu’au moment où je te reverrai saine et sauve. »

Il passa ses doigts dans sa chevelure en l’attirant vers lui pour l’embrasser. Elle percevait toujours sa colère et elle trembla en redoutant qu’il adopte un comportement téméraire. Il colla sa bouche à la sienne pour lui insuffler de la chaleur alors qu’elle tentait de le rassurer en silence, mais c’était inutile. Elle ne l’avait jamais vu ainsi.

Ashe recula au prix d’un effort évident avant de gagner la porte à grands pas et de sortir sans rien ajouter. Rhapsody resta un moment assise, toujours sous le choc, avant de se relever brusquement. Elle courut jusqu’au seuil et le chercha du regard, mais il n’était déjà plus là. Il ne lui avait pas fait ses adieux. Elle ne lui avait pas dit qu’elle l’aimait.

 

Pour la seconde fois cette nuit-là, Rhapsody suivit subrepticement le corridor sans voir la moindre sentinelle. Elle posa le panier contenant les toniques devant la porte de la chambre de Jo, poussa silencieusement le battant et lorgna à l’intérieur.

La fille qu’elle considérait comme une sœur ronflait légèrement, recroquevillée tel un fœtus dans le ventre de sa mère ou une enfant en bas âge victime de crampes d’estomac. Rhapsody l’observa avec compassion, consciente de ses souffrances.

De la haine s’enracina dans son cœur et elle sentit ses doigts s’incurver comme des griffes en imaginant le rictus d’autosatisfaction du Rakshas. Elle avait dû puiser dans sa volonté pour ne pas lui crever les yeux, lors de leur précédent affrontement. Elle envisageait désormais de le castrer à l’occasion de leur prochaine rencontre.

Elle se représentait sa mort sanglante quand l’image d’Ashe se superposa à celle du démon et la fit sursauter ; elle oubliait parfois qu’ils avaient les mêmes traits. Une onde glaciale la parcourut lorsqu’elle se remémora qu’il était parti sans lui avoir promis de rester à l’écart. La frayeur comprima son cœur. Peut-être était-il allé pister le Rakshas pour qu’elle n’ait pas à se mettre en danger. Un instant de réflexion supplémentaire l’en convainquit. Elle regagna rapidement sa chambre, enfila ses bottes et son manteau puis courut vers les portes du Chaudron.

 

Les ténèbres étaient profondes, entre les Dents, plus noires que la poix. Les à-pics rocailleux retenaient la nuit, comme pour se protéger des regards inquisiteurs du reste du monde, et ils drapaient leurs sommets de brume et d’anonymat.

Le vent froid et violent incitait la végétation rabougrie à se recroqueviller en adoptant les postures serviles de l’automne, s’inclinant sur son passage avec moins de vigueur et de souplesse qu’en été. La mort annuelle de ces terres avait débuté. Dans l’obscurité, elles ne tenaient aucune des promesses dont les feuilles colorées de la forêt étaient prodigues en plein jour. Rien ne laissait présager le retour de la belle saison. Tout semblait indiquer que le monde resterait à jamais englouti dans la froidure et les ténèbres.

Rhapsody s’agrippait aux parois rocheuses des défilés pour résister aux coups que lui portait le vent. Ses jambes flageolaient sous les assauts des rafales glacées qui soulevaient sa chemise de nuit et le manteau qu’elle avait enfilé par-dessus. Elle avait l’impression d’être liée au mât d’un navire voguant toutes voiles dehors en pleine tempête. Seule sa connaissance du terrain l’empêchait de plonger tête la première dans les précipices qui la guettaient à tous les tournants du chemin. Elle ne voyait qu’à quelques pas devant elle, tant l’obscurité était profonde.

Elle appelait Ashe au sommet de chaque élévation, et le vent se chargeait d’emporter sa voix pour la lui renvoyer au visage, mêlée à ses gémissements. Elle savait que le manteau de brume le dissimulait aux regards et qu’elle ne réussirait pas à le trouver s’il ne prenait pas l’initiative d’établir un contact. Elle sentait son cœur se serrer un peu plus à chaque pas ; elle ne pouvait se libérer de l’emprise que la peur exerçait sur son âme depuis qu’elle avait vu ce qui se tapissait dans les yeux de Jo, plus tôt le même soir. Il atteindra bientôt les steppes, et je ne pourrai plus le rattraper ! pensa-t-elle en abritant ses yeux de la poussière et des minuscules éclats de roche qui cinglaient son visage pendant qu’elle contournait la falaise pour gagner le versant situé au vent.

Un vent si violent qu’il faisait claquer son manteau et menaçait de rompre les lanières assemblant le tissu. Elle cria puis se réfugia dans le défilé qui s’ouvrait devant elle, le dernier affleurement rocheux avant le précipice de plus de mille aunes qui surplombait les steppes. Au fil des siècles, le vent avait creusé à cet emplacement une arche, un étroit refuge ouvert de chaque côté mais à l’assise inébranlable, qui saillait en plein milieu du col. Sa stabilité permettrait à Rhapsody de jouir de quelques instants de repos avant de faire demi-tour, car elle savait qu’elle n’aurait pu aller plus loin sans y laisser la vie.

Ses doigts picotaient, là où la peau avait été emportée par l’abrasion, et dès qu’elle eut l’arche à sa portée elle voulut s’y retenir pour découvrir sitôt après que la roche était friable. Vaguement consciente d’avoir les mains ensanglantées, elle batailla pour ne pas lâcher prise, pour se traîner à l’intérieur de l’abri. Elle se colla contre la paroi stable en essayant de reprendre son souffle. Dès qu’elle en fut de nouveau capable, elle appela une dernière fois Ashe en espérant que le vent charrierait le cri jusqu’à lui. Puis elle s’adossa à la falaise, à bout de forces, pour regarder le vent se ruer en hurlant dans l’embryon de tunnel. Une ombre dissimulait en partie la vue au sud de cet abri naturel.

« Que se passe-t-il ? Dieux, que fais-tu là ? Le Rakshas peut s’être tapi n’importe où dans ces monts, pour attendre que l’un de nous arrive à sa portée. »

Elle leva les yeux, toujours haletante, et elle constata que les ténèbres qui obscurcissaient l’arche avaient une silhouette humaine. La voix de l’être contenait des traces de panique et ce fut au prix d’un effort incommensurable qu’elle répondit : « J’ai ou-oublié quelque chose. »

Il la rejoignit rapidement et laissa tomber son paquetage avant de la prendre par les épaules. « Quoi ? »

Rhapsody le discernait à peine, dans cette nuit profonde, bien qu’il fut juste devant elle. Elle plongea le regard sous sa capuche pour tenter de discerner ses yeux, déglutit et chercha sa voix.

« Ta promesse. »

Elle sentait les muscles de ses bras réagir à ces doigts qui la secouaient légèrement ; elle était consciente qu’il devait dominer ses pulsions pour ne pas la brutaliser. « Serais-tu folle ? Nul ne retrouvera jamais ton corps, si tu fais un faux pas. Dieux, Rhapsody, quelle promesse peut avoir une telle importance à tes yeux ? »

Elle toussa quand il prit ses mains nues dans les siennes, quant à elles gantées, pour lever ses doigts sanguinolents à ses lèvres et les caresser gauchement pour la réconforter.

« Tu dois t’engager à ne pas participer à cette chasse », lui demanda-t-elle pendant que le vent hurlait et faisait claquer son capuchon.

La sombre silhouette gardait le silence en couvrant ses doigts de baisers de plus en plus doux. Rhapsody se mit à trembler en comprenant qu’elle avait vu juste, qu’il était effectivement parti à la recherche de la créature maléfique qui avait subtilisé une partie de son âme. Elle prit conscience du désespoir qui l’avait poussé à aller au-devant de tels dangers. Une seule chose pouvait justifier qu’il affronte la damnation éternelle, la crainte de la voir perdre à son tour son âme.

« Tu dois te tenir à l’écart de tout ceci, dit-elle d’une voix entrecoupée de hoquets de terreur. Je te l’ai expliqué, je suis capable d’occire ce démon et je ne serai pas seule. Mais il faut me le promettre, Ashe. Jure-moi que tu ne le pourchasseras pas. Laisse-moi m’en charger. N’interviens pas. Fais-moi confiance. »

Le capuchon s’abaissa et elle sut qu’il ployait sous le poids de sa supplique. « Je ne peux pas avaliser une chose pareille. Je ne pourrais le supporter, si… »

Elle abattit les paumes sur ses épaules, pour le repousser contre la falaise. Sa nuque heurta la roche et Rhapsody scruta une fois de plus les profondeurs de sa capuche pour entrevoir l’éclat bleuté de deux yeux qu’écarquillait la surprise due à sa brutalité. Elle referma son poing sur le col de son manteau, qu’elle serra autour de sa gorge.

« Écoute-moi », gronda-t-elle d’une voix basse et menaçante, mais parfaitement audible malgré les hurlements du vent. « Considère-moi capable de déterminer sans hésitation ce que je puis ou ne puis pas faire. Si c’est au-dessus de tes forces, respecte ma demande et abstiens-toi d’intervenir. J’ai laissé cette abomination s’en prendre à ma petite sœur. Cette chose l’a détruite, et j’en porte la responsabilité. Je refuse de te perdre à ton tour, Ashe. » Ses tremblements devenaient incontrôlables et il la serra contre lui, avec force, lorsqu’elle se mit à sangloter.

Les lèvres d’Ashe effleurèrent son oreille gelée. « Tu n’es aucunement responsable des problèmes de Jo. S’il y a un coupable, c’est moi. J’aurais dû mettre un peu plus de zèle à la chercher… Je ne suis même pas allé jusqu’à la lande…

— Parce que je t’avais demandé de ne pas insister. Je croyais qu’elle irait s’enfermer dans sa chambre jusqu’au moment où ses larmes se tariraient. Je n’avais pas conscience de l’avoir blessée à ce point. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle sortirait du Chaudron. Dieux, qu’ai-je donc fait ? »

Ses joues étaient humides. Adossé à la montagne, Ashe passa une main derrière sa nuque et l’autre dans son dos, pour la soutenir alors qu’elle versait plus de larmes de chagrin qu’au cours de toute son existence.

Le vent gémissait un accompagnement discordant à ses lamentations, et Ashe redressa son visage pour l’embrasser avec fougue dès qu’elle fît une pause pour reprendre son souffle. Elle réagit avec autant d’énergie, en glissant ses mains sous son manteau pour le serrer contre elle tout en recherchant le réconfort brutal de sa bouche. Il caressa ses longs cheveux agités par le vent et prit le temps de retirer ses gants pour les lâcher près de son sac. Puis il s’aventura sous son manteau afin de la saisir par la taille et l’attirer vers lui.

« Tu es sortie dans les Dents en te contentant de jeter un manteau sur ta chemise de nuit ? Où es ton armure ? Dieux, tu as donc perdu toute prudence ?

— Promets-moi de ne pas pourchasser le Rakshas, murmura-t-elle avec angoisse. Je t’en conjure. Je t’aime. Fais-le pour moi, je t’en supplie. »

Elle le sentait trembler, lui aussi, et il finit par hocher la tête.

« C’est entendu. D’accord, Rhapsody, j’accepte. Je ne le rechercherai pas. Mais s’il te fait le moindre mal, les Dieux me sont témoins que… »

Elle l’embrassa encore, pour lui imposer le silence.

« Il ne m’arrivera rien, tu dois avoir confiance en moi. »

Il comprima sa taille avec plus de force.

« La confiance que j’ai en toi est infinie, Rhapsody, mais n’oublie pas que j’ai personnellement combattu ce démon. Il a plongé en moi comme dans un sac de grain pour en extraire un fragment de mon âme sans la moindre difficulté. Ce qui a scellé notre pacte de sang. Si je n’avais pu me dégager, je lui aurais appartenu.

» C’était comme une liane qui remontait ma colonne vertébrale, s’enroulait autour de mon âme, devenait un élément de mon être avec autant de douceur qu’une légère brise se répandant en moi pour envahir ma cage thoracique. Qu’est-ce qui m’a été le plus préjudiciable, d’après toi ? Je me suis infligé une blessure aussi grave en extirpant cette chose avant qu’elle me consume entièrement. J’ai dû sacrifier la partie dont le Rakshas s’était emparé, tel un animal pris au collet qui ronge sa patte captive pour s’enfuir. Il en a eu pour un instant, Rhapsody, et j’ignore si je réussirai à lui échapper une seconde fois. Tout comme j’ignore si tu en seras capable.

— Arrête ! Je ne pars pas affronter le F’dor mais seulement son émissaire. Et j’ai d’excellentes raisons de vouloir le tuer. En plus de ce qu’il t’a fait subir, le Rakshas a blessé et souillé Jo. Elle a tant souffert tout au long de son existence qu’elle n’avait vraiment pas besoin de ce traumatisme supplémentaire. Nul ne m’a jamais inspiré autant de haine que ce démon… Si je n’assouvis pas ma vengeance, la haine me consumera. » Sa voix se brisa. « M’entends-tu, Ashe ? Je serai brûlée vive. »

Elle enfouit son visage contre sa poitrine, et ses doigts se transformèrent une fois de plus en griffes.

Il l’écarta pour l’embrasser, avec moins de douceur que d’insistance. « Écoute-toi, tu t’exprimes comme moi ! Tu n’en as pas le droit, Rhapsody. C’est toi qui m’as fait comprendre que l’amour n’est pas qu’un concept absurde en ce monde impitoyable. Ne t’avise pas de changer d’opinion. Ne deviens pas comme les autres. Tu n’as pas le droit de nous abandonner à notre ressentiment. » Son dernier baiser s’éternisa. Elle perçut l’intensité de sa souffrance, et c’était une nouveauté pour elle, une chose très différente de sa gentillesse coutumière. « Je t’aime. J’ai confiance en toi. Et je resterai à l’écart, puissent les dieux me le pardonner. »

Il avait presque craché ces dernières paroles.

Un vent latéral s’engouffra sous l’arche, les éloignant de la paroi en la glaçant à travers ses légers vêtements. Il la retint et la fit pivoter, pour la ramener sous l’arche et la plaquer contre la roche.

« Tu n’as rien ? » s’enquit-il d’une voix que faussait la panique. Il la tenait fermement et constatait que sa peau était froide. Il la massa pour tenter de la réchauffer, et il alla se perdre dans les affres du désespoir et de la peur. Il la désirait, il voulait la protéger, lui offrir un abri dans son âme, l’isoler derrière son corps, derrière sa vie.

Ressentant le même désir, elle lui donna ce baisser qu’échangent les amants lorsqu’ils redoutent que ce soit le dernier. Elle passa ses mains sur son torse puis entreprit de défaire les lacets du pantalon qui les séparait. Elle tremblait pendant que les mains d’Ashe remontaient sous sa chemise de nuit, et elle s’abandonna aux ténèbres de la peur.

Et là, dans ce col de montagne, appuyés contre la falaise et uniquement abrités par la voûte de roche, ils firent l’amour en proie à la terreur, au désespoir, emmitouflés dans un manteau de vent nocturne, isolés par un voile de ténèbres brumeuses aussi dense que de la poix qui leur dissimulait les Dents. Un acte qui leur apporta un piètre réconfort mais aucune joie, seulement l’assouvissement frénétique d’un besoin désespéré de se rapprocher l’un de l’autre, peut-être pour la dernière fois. Ils ne se dépouillèrent d’aucun vêtement, ils n’échangèrent pas une seule parole ; ils se contentèrent de céder à leurs pulsions sans réussir à se rassurer pour autant.

Quand le tumulte eut cessé, ils restèrent à s’étreindre, toujours calés contre la montagne, et ils se murmurèrent des promesses. Il fit vœu de ne pas pourchasser le Rakshas et elle s’engagea à être prudente. Puis il l’embrassa, rattacha son manteau et passa tendrement sa main dans sa chevelure avant de la guider vers le chemin du Chaudron. Elle garda les yeux sur lui jusqu’à ce que les ténèbres l’aient englouti, puis elle repartit prudemment vers les lumières qui marquaient l’emplacement de la cité des Firbolgs, cinglée par un vent dont les hurlements l’assourdissaient toujours.

Prophecy, Deuxième Partie
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